Si les affres de l’esclavage d’un temps révolu, la croyance ésotérique et la foi mystique restent les socles sur lesquels se fondent les formes traditionnelles et modernes de cette musicothérapie, baptisée « Stambali » (culte afro-tunisien de possession, dont les officiants sont des descendants d’anciens esclaves noirs de l’Afrique subsaharienne) sous nos cieux; dans ce spectacle imaginé par le multipercussionniste Habib Samandi, une pincée de jazz, un zeste de «Diwan» algérien, un filet de «Gnawa» marocaine et une orgie de rythmes africains, notamment le « Sabar* » et le « Mbalakh** » sénégalais, sont venus se greffer à ce rituel pour apporter une touche artistique panafricaine.
Appelé « Stambali » en Tunisie, « Diwan » en Algérie, «Gnaoua» au Maroc, «Makeli» en Libye, « Zâr » en Égypte, mais aussi « Rumbu » aux Îles Comores, culte des « Orishas» à Cuba ou « Candamblé » au Brésil, ce culte témoigne de l’histoire d’une pratique thérapeutique et de la richesse d’un patrimoine musical qui s’est répandu au fil du temps sur la route de la traite négrière et le trafic oriental des esclaves noirs.
Tels des personnages habités par un « djin » qui vient de boire une panacée administrée par un vaudou haïtien, les spectateurs du Centre culturel Jeelen de Nabeul ont dansé, avant-hier (samedi soir) aux sons d’une musique aux multiples facettes revisitée par le talentueux percussionniste Habib Samandi, le musicien algérien Abdelhakim Ait Aïssa et le « Yénna » Salah El Ouergli, accompagnés du jeune Seifeddine Boufares aux « Chkachek ».
En effet, qui dit stambali dit « Yénna », le « Maâllem » (le maître de cérémonie), qui, grâce à son « Guembri » (instrument caractéristique), un luth à trois cordes, établit un contact musical avec l’univers des esprits par la musique et les incantations et enveloppe ses compagnons par des pouvoirs syncrétiques et magico-religieux. Dans ce registre, il n’y a pas mieux que Salah El Ouergli, « Yenna » depuis 40 ans — un titre hérité de son maître le grand « Yenna » Abdelmajid Mihoub que la terre lui soit légère — et fervent défenseur de ce genre musical qui est en voie de disparition. Nul doute, ce concert animé par trois musiciens virtuoses offre une nouvelle lecture du « Stambali » à travers une touche musicale multisensorielle, avec des influences africaines et des séquences émaillées de « Gnawa » marocaine et de « Diwan » algérien, tout en préservant le mysticisme, la poésie et l’ambiance de fête et de transe de cette pratique négro-africaine.
« Ce spectacle est une idée du grand percussionniste tunisien, mon ami Habib Samandi qui aime prendre des risques et explorer d’autres genres issus de la musique ethnique. En tant que musicien et compositeur algérien, j’ai quelques notions de « Diwan » et de « Gnawa ». Toute cette confrérie (musicale) qui s’étale du Maroc jusqu’en Égypte nous rappelle un peu notre négritude et nos racines noires africaines. C’est à travers ce genre d’événements qu’on arrive à préserver cette mémoire. », déclare Abdelhakim Ait Aïssa. « Dans ce spectacle, les musiciens se sont lâchés et on a joué en s’offrant beaucoup de liberté dans notre jeu. Je me suis permis de jouer à la sénégalaise en incluant le rythme du « Sabar ». Et Habib a ajouté une touche latino imprégnée de sons et de percussions ouest-africains », ajoute-t-il.
Entre enchantements musicaux et pouvoirs sacrés d’une musique hétéroclite, le « Guembriman » du spectacle, Salah El Ouergli nous a fait voyager dans un passé noir et sombre d’une communauté qui, malgré l’abolition de l’esclavage en 1846 par Ahmed Bey, est restée à la marge d’une société dont le racisme continue de défrayer la chronique. En passant du « cultuel au culturel », la bande de Habib Samandi plonge le « Stambali » dans une nouvelle dimension tout en préservant son ADN via le jeu des « Chkachek » (crotales, l’instrument le plus caractéristique de ce genre musical et qui renvoie vers le son des chaînes des esclaves noirs-Ndlr) du très prometteur Seifeddine Boufares et l’interprétation de l’hymne « Baba Bahri », un monument du patrimoine musical populaire tunisien.
Entre rythmes africains et musique transcendante, l’ethnique, le rituel et le spirituel se répondent dans ce spectacle pour redonner vie pour ne pas dire de l’espoir au « Stambali ».
« En tant que multipercussionniste qui joue un peu de tout, j’ai ramené mon « Djembé » (tambour ouest-africain), mes « Congas » (tambours cubains) et mes effets. Donc avec deux sets, dont celui d’Abdelhakim, on a voulu créer une polyrythmie qui n’existe pas dans le « Stambali » (…). Et là, tous ces effets que j’ai ramenés on les retrouve dans des morceaux de Jazz ou de musique latino. En collaboration avec mon ami Abdelhakim, on a essayé d’inclure tous les rythmes binaires, notamment les timbales, et ceux du « Mbalakh », précise Habib Samandi.
Certes, la performance des artistes a été vivement acclamée par le public du patio de « Dar Jeelen », mais l’absence de danseurs professionnels incarnant des personnages clefs du « Stambali » à l’instar du virevoltant « Bou Saâdiya » et d’« El Arifa » nous a laissés sur notre faim.
Considérée comme la prêtresse du culte, celle qui détient le savoir, « El Arifa » a le pouvoir de communiquer avec les génies. Elle occupe le plus haut rang parmi les initiés. C’est elle que les patients vont consulter en premier pour qu’elle leur révèle l’origine surnaturelle de leur maladie. D’ailleurs, au cours des cérémonies, elle incarne les divinités pour prédire l’avenir des fidèles. Manifestement, si le spectacle a su galvaniser la fougue de jeunes danseurs et de spectateurs stimulés par les rythmes africains, on ne peut pas passer sous silence la performance des musiciens et surtout celle du « Guembriman ». Suivant le tempo du « Yénna », le public et surtout le Jazzman Habib Samandi avec ses percussions endiablées ont su, selon les « noubas », mettre le feu dans la salle, impulsant le rythme des autres musiciens sans tomber dans le « too much ». Un spectacle tiré au cordeau… à voir et à revoir.
*Le « Sabar » est un terme wolof qui désigne à la fois un instrument de percussion, un style de musique, une forme de danse sensuelle et une fête traditionnelle, populaires au Sénégal et en Gambie. Le « Sabar » est joué principalement avec le « neunde », tambour taillé dans un morceau de bois massif, en forme de mortier, et recouvert de peau de chèvre. La peau est tendue à l’aide de sangles et de tiges en bois. La percussion se joue à l’aide d’une baguette, qui donne une sonorité très caractéristique. Le soliste est souvent accompagné par le « thiol » et le « bang bang », instruments de la même famille. Les sabars et les « tanebers » (sabars du soir) sont pour les femmes l’occasion de se vêtir de leurs plus beaux boubous et de dévoiler leurs charmes par leur jeu de jambes. Le sabar est aujourd’hui mondialement connu grâce à Doudou Ndiaye Rose, qui a composé un orchestre de « neunde » avec une cinquantaine de batteurs.
**Le « Mbalakh », orthographié aussi « Mbalax », est un genre de musique populaire africaine répandu au Sénégal et en Gambie. Ce rythme musical développe des rythmes traditionnels du peuple Wolof et absorbe une influence cubaine et occidentales postérieure, avec des influences funk et reggae. Il incorpore des instruments à percussion traditionnels, dont le « Tama » et le « Sabar ». Il est chanté surtout en wolof, français et parfois en anglais, avec des instruments électriques modernes comme la guitare électrique, la basse électrique, le synthétiseur, la batterie et aussi typiquement la section de cuivre. Il a été rendu populaire par la pop star sénégalaise Youssou N’Dour.